Qu'est-ce qu'un Juif?
On s'en doute, il ne s'agit pas ici de répondre à cette question: le peuple juif depuis toujours s'en nourrit, s'entretient avec elle, et l'entretien est infini comme la question, et comme d'ailleurs ce qu'elle veut symboliser: l'identité est un processus infini qui ne s'arrête ou se referme que par à-coups, par périodes. Pourtant depuis des siècles les rabbins ont posé une définition: est juif, selon eux, quiconque est né d'une mère juive; ou mieux, dit sur le mode négatif: s'il n'est pas né d'une mère juive il n'est pas juif. Je voudrais montrer ce que contient cette définition, et en quel sens elle fixe le Juif.
D'aucuns lui objectent - à cette "définition" - que dans la Bible de grands Hébreux sont issus de mère non-juive. Mais l'objection est mineure car on peut leur rétorquer que ces grands hommes ont entendu l'appel divin, lequel peut faire beaucoup. On peut aussi lui objecter qu'à ce compte-là, vu le grand nombre de mariages mixtes[1], il n'y aurait bientôt plus de Juifs en diaspora (de même qu'en Israël si la paix s'y instaure: les mariages mixtes y seront alors aussi nombreux qu'ailleurs). Là encore l'objection n'est pas cruciale et peut même être retournée: on répondra que c'est justement contre les risques de la mixité que cette "loi" fut édictée.
Mais peu importe - si l'on peut dire - cherchons d'abord à comprendre cette définition. On dit qu'elle prend sa source dans les vives persécutions que les Romains ont infligé au peuple juif du fait qu'il était incroyablement résistant, notamment sur le plan des coutumes et des croyances: impossible de leur fourguer les Dieux latins; ils y tenaient à leur yhvh, leurs prophètes, leurs fêtes, ..., leur Loi. Parmi ces exactions, les Romains violèrent beaucoup de femmes juives, méthodiquement, pas même pour le plaisir juste pour leur injecter leur ennemi dans le ventre. (On sait que récemment dans les guerres de l'ex-Yougoslavie beaucoup ont fait ces viols, notamment les Serbes, on devine les impasses inouïes que cela engendre: un ennemi à aimer, soit la formule même du déchirement psychique: aimer ce qu'on hait, haïr ce qu'on aime...) Les rabbins ont donc pris une mesure merveilleusement symbolique, consolatrice en décrétant: ces enfants qui naîtront de vous sont juifs, car vous êtes juive. Ainsi toute l'instance symbolique se mobilise pour consoler ces femmes, "annuler" le viol, les arracher à leur posture mortifère, ce qui est la vocation même de l'acte symbolique.
Avec le temps, cette origine fut oubliée, et il resta une définition en apparence sanguine ou plutôt "réelle" du Juif (puisque dans le sang intervient aussi le père...) Réelle parce qu'elle aurait la certitude d'un constat, puisqu'on peut se demander qui est le père mais pas qui est la mère. (Si l'on oublie les vol d'enfant, et autres adoptions forcées qui furent fréquentes pendant la guerre.) Et cela conforte bien sûr le cliché d'une "race" juive, alors que les Juifs sont avant tout une transmission symbolique, passage de symboles à travers les générations. Déjà s'annonce ici que cette définition, par sa seule existence, fixe le Juif dans une position de victime avec l'idée qu'un groupe de victimes se conserve mieux et se perpétue plus qu'un groupe de non-victime qui risque de se perdre parmi les foules anonymes et les nations.
Avant de le préciser, faisons un petit détour par le Texte biblique. C'est vrai qu'il interdit aux Juifs d'épouser parmi d'autres peuples; des peuples cananéens, idolâtres, le modèle même du danger; des peuples à vaincre ou à chasser. Israël n'arrivait pas à les vaincre, ce qui a une valeur symbolique: il n'est jamais arrivé (mais y arrive-t-on jamais?) à vaincre les résidus idolâtres, ceux qu'on sécrète soi-même et ceux qui flottent dans l'espace ambiant. En tout cas, le danger d'épouser "leurs" femmes, c'est le danger de passer idolâtre: d'aimer les dieux qu'ils aiment. Or aujourd'hui, il s'agit de peuples non-idolâtres, ou pas plus que les Juifs. Certains voient dans le christianisme une forme d'idolâtrie, mais s'agissant d'épouser des femmes ou des hommes sans religion, on se retrouve dans un cas de figure précis: ils n'ont pas de religion et les Juifs, supposés en avoir une, l'ignorent profondément. Ou plutôt, leur ignorance porte sur l'essence de leur message, plus que sur tel ou tel rite. Souvent, ils connaissent des rites pittoresques, nourrissant leur goût de l'étrange, de l'exotique, de l'archaïque; leur narcissisme des petites différences.
"Définir" le Juif par la naissance semble aussi une mesure conservatoire désespérée qu'ont dû prendre les rabbins pour perpétuer le peuple par la reproduction, abstraction faite du milieu hôte. Ils supposaient que ce milieu resterait toujours hostile.
Or il arrive qu'il ne le soit pas, sur des périodes assez longues. Serait-il alors dangereux pour les Juifs sans leur être hostile? On peut voir que ses valeurs (argent, technique, pouvoir, show-biz, parade, titres de réussite...) sont aussi celles qui prévalent dans le monde juif, sans qu'on puisse dire qu'il ait été contaminé. Du coup, si le judaïsme est menacé de disparaître serait-ce faute d'ennemis? (Ce fut le cas en Inde et en Chine). Ou bien faut-il combattre l'antisémitisme à condition d'y échouer?
D'où vient l'habitude de définir le peuple juif par simple opposition aux autres peuples, en supposant que celle-ci sera toujours bien fondée et repérable? Dans la Bible on trouve des exhortations à s'opposer à ce que font les autres peuples (maassé-hém). Même Amalek est exécré pour ce qu'il a fait aux Hébreux à leur sortie d'Egypte, et non pour ce qu'il est; il est vrai que dans ce cas limite, il se réduit à ce qu'il a fait, un projet d'extermination, devenant ainsi le symbole même de l'ennemi.
Ajoutons que cette définition du Juif (par la naissance) a été fait et transmise par des orthodoxes pour des orthodoxes: pour des familles où l'ont transmet la religion en même temps qu'on éduque l'enfant, de façon évidente.
Cette définition du Juif par la mère suppose l'antisémitisme comme son complément nécessaire. Et par là même elle rejoint l'origine qui l'inspirât: le viol des mères: l'être juif s'arrache alors à l'ennemi violent ou violeur.
Cette définition méconnaît un autre aspect plus vif et plus concret que la haine ambiante, surtout quand elle est modérée ou absente: c'est que l'enfant qui naît non seulement de sa mère mais plus tard de son enfance, de son adolescence..., de chaque grande période de sa vie, c'est plus aux parents (de la mère) ou à ses propres parents qu'il doit s'arracher afin d'exister pour son compte; ou afin que sa mère existe comme telle face aux siens. De sorte que dans cet arrachement, c'est souvent l'idée juive, et sa question symbolique, qui se trouve rejetée au moins pour une génération. Car le schéma suivant semble assez fréquent: parents juifs tenant à leur tradition, suivis d'enfants qui rompent avec cette tradition, mais dont les enfants, de par la même opposition qui inspira leurs parents envers les leurs, rompent avec cette rupture des parents et renouent avec l'idée de leurs origines. Quelle que soit par ailleurs la variété inouïe des références ou définitions du Juif qui circulent: en principe tout sous-groupe du peuple juif appelé à donner sa définition, se donne pour le modèle; cela relève d'un narcissisme semble-t-il indépassable.
Le problème commence quand le sous-groupe orthodoxe est érigé implicitement, par les non-religieux, comme le plus pur représentant de la Loi. J'ai étudié ailleurs le couple pervers que forme ailleurs les religieux et les laïques. Pour le rompre il faut une vraie "guerre d'amour" sous le signe du tiers qu'est l'être-temps, bref sous le signe de la transmission symbolique, long processus qui n'est ni commencé ni entrevu.
Mais revenons à la définition rabbinique. Quelle subtile vengeance elle formule envers le monde ambiant violent ou violeur: Vous nous haïssez? Eh bien nous comptons sur vous pour nous maintenir juif; votre hostilité soutiendra notre identité mieux que notre judaïsme.
Pourtant le risque en est très clair: un identité qui d'abord se définit comme victime, malgré l'énorme force que cela lui donne, est appauvrie et vouée à le rester, risquant alors d'entretenir un rapport pervers avec le milieu ambiant, qu'il soit hostile ou protecteur. En outre il comporte une petite épreuve de vérité: si le milieu hôte reste neutre ou bienveillant, et s'il faut prendre au sérieux l'hypothèse d'un effacement du peuple juif en raison des mariages mixtes, alors on peut dire qu'il aura disparu par "antisémitisme" interne, par haine ou indifférence de certains membres envers leur origine, dont ils ignorent à peu près l'essentiel. Cette haine, outre qu'elle prend pour cible (Oedipe oblige) se double souvent d'une haine narcissique: ne surtout pas ressembler à l'autre Juif. C'est le souci de beaucoup de Juifs et il les unit malgré eux. En cela aussi il symbolise ce qui se passe ailleurs: un des plus forts liants d'un groupe c'est sa médisance intérieure, celle de ses membres entre eux; c'est aussi fort que l'idéal qui les rassemble. On aurait en tout cas une autre pointe d'humour noir envers le milieu hôte: haïssez-nous, ça nous aidera à survivre; à quoi on ajouterait: ce n'est pas la peine, nous nous haïssons déjà nous-mêmes.[2]
Qu'en conclure sinon qu'il y a danger à définir une identité dont le génie est de révéler toute définition impossible. (Tout comme il y a danger à définir l'espèce humaine, laquelle se définit par cette impossibilité même.) Et la "définition" rabbinique a valeur, tout au plus, d'une commémoration: commémorant le fameux viol et plus généralement la violence ambiante, en posant que malgré cette violence, cet enfant qui vient de naître est un tenant de la grande tradition du Livre hébreu.
Tradition dont on peut au passage rappeler qu'elle s'est transmise à travers certaines mutations par l'Islam et le Christianisme, qui en ont donné leur version, via des passeurs géniaux comme Jésus et Mahomet. Mais on s'en doute, cela ne résout pas la question de la transmission, vouée à être vécue plutôt que résolue, dans tous ses sens possibles. Et là-dessus on peut remarquer qu'une des chances de renouvellement c'est que bien des milieux éclairés non-juifs s'y intéressent, la connaissent peu mais souvent mieux que les Juifs, à qui ils posent des questions auxquels ceux-ci ne savent répondre. Cet intérêt porte, évidemment, sur la dimension symbolique que porte cette tradition.